Publié le 29.04.2019 | Texte: Pieter T'Jonck

Créé voici 100 ans par Walter Gropius, le Bauhaus, qui a eu une importance considérable dans l’évolution de l’art, du design et de l’architecture en Europe, n’est pas tout simplement tombé du ciel. Déjà avant la Première Guerre mondiale, le « Werkbund », dont Gropius était membre, ambitionnait de concilier l’art et l’artisanat avec la nouvelle ère et la production industrielle. S’agissant d’architecture, ce Werkbund a même obtenu beaucoup plus de résultats pendant la grande période du Bauhaus. La pédagogie révolutionnaire du Bauhaus, elle aussi, a émergé plus tôt et ailleurs. Le Land allemand du Bade-Wurtemberg (Ba-Wü) saisit l’occasion des 100 ans du Bauhaus pour exposer « sa » contribution à cette histoire.

Le Bauhaus n’a jamais été établi dans le Ba-Wü, mais à Weimar (en Thuringe), à Dessau (en Saxe-Anhalt) et à Berlin, même si la ville de Mannheim fut la concurrente de Dessau au moment où le Bauhaus est parti de Weimar. L’envie de renouveau de l’architecture et du design y était toutefois très vivace. On s’en rend surtout compte à Stuttgart, capitale du Ba-Wü, tant au Kunstmuseum de la ville qu’à la Staatsgalerie – un incomparable chef-d’œuvre signé James Stirling et Michael Wilford. Les deux musées se complètent l’un l’autre. La Staatsgalerie propose un large panorama de l’art européen des 150 dernières années et abrite par ailleurs une vaste sélection de l’œuvre d’Oscar Schlemmer qui enseigna la peinture, la danse et le théâtre à l’université Bauhaus. Les costumes pour le « Ballet triadique », un produit des années Bauhaus, y sont toujours (partiellement) visibles.

Le Kunstmuseum, quant à lui, se concentre sur l’art aux « racines » locales, avec des œuvres majeures d’Otto Dix et Gego, qui n’avaient cure du Bauhaus. Ce n’est pas le cas de la riche sélection issue de l’œuvre de l’artiste plasticien d’origine tchèque Adolf Hölzl, moins connu. Déjà aux alentours de 1906, Hölzl avait résolument mis le cap sur l’abstraction pure. C’était tôt, et indubitablement avant son éternel concurrent et membre de la direction Bauhaus Wassily Kandinsky (qui occupe une place prépondérante à la Staatsgalerie). C’est une œuvre intrigante parce qu’on voit le peintre jouer au chat et à la souris avec l’ordre établi d’une Académie à laquelle, par ailleurs, il appartenait en tant qu’enseignant. Tout en explorant les problèmes purement liés à la peinture tels que l’harmonie des couleurs et la composition, il donnait souvent au dernier moment une tournure particulière à son travail qui le rendait malgré tout ‘reconnaissable’ pour le quidam.

En tant qu’enseignant, il aura une influence énorme avec ses idées. Parmi ses élèves, il y avait Schlemmer, mais aussi Johannes Itten dont le célèbre «Vorkurs» (formation préparatoire) a profilé un virage révolutionnaire dans le concept pédagogique du Bauhaus. Les six mois de formation préalable « dégageaient » les étudiants des idées conventionnelles pour leur permettre de découvrir leur propre mode d’expression. Johannes Itten leur apprit à utiliser les matières et leur enseigna sa science des couleurs. Son enseignement s’inspirait à de nombreux égards de son maître à penser Hölzl ! Même après la démission de Johannes Itten à la suite de conflits avec Gropius, son influence allait persister.

Les deux musées montrent également de magnifiques œuvres d’autres figures de proue du Bauhaus, comme Paul Klee et Lyonel Feininger. L’œuvre du peintre et graphiste Willy Baumeister, elle aussi, est incontestablement une découverte. Personnage marquant de l’art de l’Allemagne d’après-guerre, Baumeister fut l’auteur dès 1927 de l’affiche de l’exposition d’architecture «Bauausstellung Weissenhofsiedlung ». Cette cité est indubitablement l’élément majeur du Bauhaus à Stuttgart. C’était la première d’une série de six expositions Werkbund qui, de 1927 à 1932, entendaient propager la nouvelle construction par des quartiers d’habitation concrets. Ludwig Mies van der Rohe (1888-1969), qui allait reprendre la direction du Bauhaus à partir de 1930, en a signé le plan urbanistique qui, aujourd’hui encore, reste particulier. Les bâtiments qu’il a parsemés avec talent et de manière quasi pittoresque sur le flanc escarpé de la colline se traduisent par une image globale forte. En outre, il attira le gratin des modernistes européens vers Stuttgart, un an avant la fondation du CIAM. Le quartier est toujours habité, à l’exception de la double résidence de Le Corbusier, qui est aménagée en musée.

Si ces deux grandes villes du Bade-Wurtemberg que sont Karlsruhe et Mannheim n’arrivent pas au niveau de leur voisine Stuttgart lorsqu’il s’agit des antécédents du Bauhaus, chacune à sa manière vaut le déplacement. La Kunsthalle Mannheim est un bâtiment Jugendstil de 1907 signé Hermann Billing, associé à une magistrale extension réalisée par von Gerkan Marg Partners. Sa violence architecturale est au service d’une parfaite politique d’exposition et d’une exquise collection comprenant notamment « L’exécution de Maximilien » d’Édouard Manet. Par ailleurs, une rétrospective de l’œuvre du sculpteur français Henri Laurens (père du « Belge » Claude Laurens) s’y déroule jusqu’au 16 juin. Le remarquable théâtre de la ville (1957) vaut lui aussi la peine d’être visité. Mies van der Rohe avait fait un projet pour ce bâtiment, mais la version définitive n’en est qu’un lointain écho. Lorsque la ville se mit à rogner sur son plan, Mies préféra se retirer du projet.  C’est Gerhard Weber, un de ses élèves, qui remporta les lauriers. Quoi qu’il en soit, ce bâtiment intrigue.

À Karlsruhe, le Bauhaus, en la personne de Walter Gropius, a marqué directement la ville de son sceau avec le quartier Dammerstock, près de la gare Centrale. Là aussi, on a une « Bauausstellung » toujours habitée, mais la différence avec la Cité Weissenhofsiedlung de Mies est frappante. Ici, point de brillante composition, mais un agencement rigoureux. Si le terrain plat s’y prête mieux, l’ensemble trahit par ailleurs la différence de tempérament et d’approche des deux directeurs Bauhaus. Mies est le génie, et Gropius, l’idéologiste. Néanmoins, le quartier vaut vraiment le détour, ne fût-ce que pour le merveilleux restaurant bio « Erasmus » installé dans l’ancienne épicerie. De toute façon, Karlsruhe vaut incontestablement le voyage, que ce soit pour son surprenant ZKM (centre d’art et de technologie des médias) ou pour une visite à la vieille ville baroque.

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